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Cuisine du quotidien et cuisine nourricière

Comment valoriser la viande et privilégier la qualité à la quantité ?

Par Thierry Marion

Concepteur des méthodes de «cuisine évolutive»

C’est dans la quotidienneté que se lisent et s’affirment les grandes tendances alimentaires et que s’inscrivent les mutations. L’alimentation et la cuisine domestique ainsi que la restauration collective partagent cette dimension de quotidienneté et concernent l’ensemble du corps social. C’est donc ici que se joue en particulier la question de l’évolution des équilibres entre protéines animales et végétales.

Deux axes de réflexion émergent :

– la mise en évidence des objectifs et besoins propres aux cuisines du quotidien dans un référentiel distinct de la gastronomie, qui constitue la référence centrale, voire unique, en France ;

 

– la question des savoir-faire qui valorisent au mieux la viande et les autres protéines animales dans le cadre des contraintes de temps et de budget du quotidien.

 

Définir les cuisines nourricières

Cuisiner pour nourrir ne signifie pas cuisiner pour divertir. Les cuisines destinées à nourrir les gens sur leurs lieux de vie n’ont pas la même finalité que les cuisines festives ou gastronomiques qui sont destinées à rompre avec l’ordinaire lors de moments exceptionnels.

Il ne s’agit pas d’opposer ces deux approches de la cuisine, mais de les placer en complémentarité et de faciliter la rencontre de leurs savoirs réciproques.

 

L’offre alimentaire des cuisines à vocation gastronomique doit être exceptionnelle, dans la finesse et la variété des plats proposés, dans la complexité des saveurs mises en scène. Il s’agit de marquer le souvenir et/ou l’imaginaire des convives. Les techniques culinaires qui répondent à ces objectifs sont issues de la tradition gastronomique française. Elles sont codifiées depuis des décennies et transmises dans les écoles hôtelières. Elles sont multiples, parfois complexes et nécessitent souvent une main-d’œuvre importante. Elles sont aussi présentées régulièrement comme les bases du métier de cuisinier. Plusieurs grands chefs renommés ont cependant ouvert de nouvelles voies en pratiquant une cuisine extrêmement technique, utilisant des matériels et des produits sophistiqués employés par les industries agroalimentaires ou directement issus de laboratoires de chimie ou de physique. Ils ont incontestablement fait progresser le niveau technique de la cuisine moderne.

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L’offre alimentaire des cuisines nourricières doit être simple, variée dans le temps, équilibrée sur le plan nutritionnel et très raisonnable sur le plan économique

Elle vise à nourrir les convives au quotidien. Ceux-ci doivent conserver le plaisir de manger, mais également leur santé et la capacité financière d’accéder, chaque jour, aux repas proposés.

Les techniques culinaires qui répondent à ces objectifs sont nettement moins définies et codifiées que celles de la cuisine gastronomique. Elles doivent être rapides et efficaces, car les équipes en cuisine (ou à la maison !) sont restreintes. Elles demandent également un niveau de technicité important pour lequel les cuisiniers doivent avant tout comprendre et s’approprier les grands principes physico-chimiques de la transformation des matières premières qu’ils utilisent.

 

La valorisation de la viande et des produits carnés illustre bien cette approche

Les viandes de race bouchère et les morceaux nobles de première catégorie sont traditionnellement réservés aux prestations de type gastronomique qui disposent de budgets « matières premières » suffisants pour les mettre en œuvre. Les grands chefs utilisent la cuisson sous vide ou sous pression, la cryogénie avec de l’azote liquide, les enzymes capables de « coller » différents morceaux de viande. Ils réalisent ainsi des concentrations aromatiques et des compositions remarquables.

 

Les viandes dites « industrielles » et les morceaux de troisième catégorie, riches en tissu conjonctif et en collagène, sont majoritairement destinés aux collectivités qui ne peuvent mobiliser de budgets suffisants pour accéder aux morceaux nobles. Ces viandes sont souvent hachées pour simplifier à la fois leur transformation en cuisine et leur consommation par des convives qui finissent par perdre le goût et le sens de mâcher.

 

L’enjeu des cuisines nourricières est de maîtriser suffisamment les techniques de transformation des protéines animales

pour mieux valoriser ces morceaux, mais aussi pour nettement monter en gamme et accéder aux morceaux de qualité supérieure, aux races bouchères, aux viandes sous label, tout en restant dans le cadre de budgets maîtrisés.

Il s’agit donc de s’inspirer des pratiques « modernistes » des grands chefs pour sélectionner les techniques les plus adaptées aux contraintes des cuisines nourricières (volumes, budgets limités, équipes réduites, usure du quotidien).

 

Cela demande certes un travail d’ingénierie culinaire, mais aussi un nouveau positionnement des produits carnés dans la rédaction des menus et la conception des plans alimentaires des restaurants sociaux. En effet l’amélioration de la qualité des morceaux choisis doit être menée conjointement avec la réduction des quantités mises en œuvre.

Il s’agit non pas de manger « moins », mais « mieux » de viande.

 

Cette montée en gamme sera facilitée si, parallèlement, l’ensemble des paramètres entrant dans la composition du prix global des repas est pris en compte et si des efforts permanents d’optimisation du travail et de réduction des dépenses sont entrepris que ce soit sur l’agencement des cuisines, le choix des matériels, les consommations de fluides et d’énergie, voire même celle des produits lessiviels.

 

Les cuisiniers de restauration sociale – qui nourrissent leurs convives au quotidien en stimulant leur appétit et leur plaisir de manger, mais aussi en préservant leur santé – doivent être clairement positionnés comme des créateurs de valeur ajoutée au sein de leurs cuisines et considérés comme de véritables acteurs de santé publique au sein de leurs territoires.

 

Des parcours de formation supérieure restent à concevoir pour être proposés aux cuisiniers qui ont le potentiel d’évolution nécessaire, pour devenir les cadres de la reconquête de la qualité de nos repas quotidiens (et ils sont nombreux).

C’est par cette voie que commencera la véritable reconnaissance de ces cuisiniers (et cuisinières) du quotidien et la valorisation d’un métier dont l’importance commence tout juste à être perçue par le grand public dans notre paysage alimentaire hexagonal.

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